THE
AUSTRALIAN
NATIONAL
UNIVERSITY
STRS ET LE PARAITRE DANS L* OEUVRE D' ANDRE GIDE
ty
James Alexander Grieve
Submitted for the degree of Master of Arts
in the Australian National University
C t O i t
I certify that I have acknowledged all the sources of this thesis, and that the work is of ray own composition.
d.
T
"La
Philosophie
[...] nous dresse pour nous, nonpour autruy; pour
estre, nonpour
sembler."Montaigne, Issais. Livre II, Chapitre XXXVTI
"Cette mdprisable com^die que nous jouons tous plus ou moins; a laquelle je voudrais me prater moins que tant d*autres, de sorte que mes dcrits trouvent dans ce refus m£me leur prin< cipale valeur."
INTRODUCTION
page
' y* • ' ■’ ' ■ '
1 Avant-propos
1
2 Les t^moins
6
1
1 Avant-propos
Avant de difinir nos intentions, dissipons les misinter pretations auxquelles notre titre a pu se prater.
Le titre que porte cet essai pourrait faire croire que nous nous sommes laissi guider par quelque notion de caract4-
rologie ou de psychobiographie littiraires. La vie d'un 4cri- vain, plus ficonde en rialitis que la pseudo-vie de ses fic tions, serait la seule 4tude vraiment sirieuse digne d ’occuper 1*attention du commentateur. II s'agirait de comparer 1 1homme insuffisant, soit l ’etre, avec le masque exag4r4 de ses person- nages favoris, soit le paraitre. II n ’en sera rien. Un tel
travail ichapperait & notre competence. De plus, ce travail, on l*a dija fait: Lime, Delay et Maur i a c , parmi d 1autres, ont essayi de substituer a 1 * image de Gide tel que son oeuvre le r4v4lait, celle d'un Gide plus vrai, tel q u ’il 4tait.
On pourrait s ’attendre igalement h. une dissertation qui, se fondant sur les nombreuses declarations de Gide au sujet du fameux "sentiment de la rialiti" qui lui manquait (1), examine-
rait la fa^on de voir de ses personnages, leur c4cit4 devant la rdaliti, et les illusions qu'ils s'en font. Cette itude pourrait etre une discussion d'ordre mitaphysique ou philosophique sur la clandestiniti des essences, diguisies par leurs apparences.
2
,"fctre et paraitre ne lui poseront plus de dilemme.
Les choses lui semblent §tre ce qu* elles sont,
c'est-a-dire ce qu1elles lui paraissent" (2).
Loin de s'occuper des choses, noumenes et ph^nomenes,
notre essai prend comme theme la difference entre l'individu
tel qu'il est, et l'individu tel qu'il se laisse paraitre.
II n'en est pas moins indiscutable que chacun des deux themes
que nous venons de toucher mdrite d'etre etudid.
Nous aurons
a les effleurer de temps en temps au cours de cette etude, tout
en trouvant ailleurs notre sujet principal.
Tout simplement, notre sujet est cette importance
qu'Andrd Gide pretait a l'ambiguitd de l'etre, tantot person-
nalite, tantot personne; a la difference entre la p.urete
absolue de l'etre inobservd, et les deformations, voulues ou
insoupconnees, que subit cet etre en s'exteriorisant devant un
temoins
qu'il soit miroir, autrui ou amant.
Nous etudierons
les influences sociales et affectives qui poussent l'individu
a se dormer pour ce qu'il n'est pas, a jouer un personnage.
Happeions que le mot "personne" derive de la rersona
latine, qui avait le sens de "masque de comedien".
L'on
s'^tonne que Gide, si sensible d'ordinaire au sens primordial
des mots (3), et si sdvere pour ceux qui "soignent leur person
nage", l'on s'etonne qu'il semble avoir ignore la signification
profonde de "personne", si bien faite pourtant pour lui plaire.
Gide, comme la langue francaise d'ailleurs, semble employer au
3
deux "personnage".
Parmi les nombreux commentateurs des dcrits d'Andrd Gide,
plusieurs, y compris O'Brien, Lafille, Archambault et Brachfeld,
n'ont pas manqud de remarquer notre th&me, la surtout ou il
saute aux yeux.
Justin O'Brien prdtend que 1'intention de Gide en dcrivant
Phi-Toctete avait dtd de montrer un personnage nietzschden qui,
ayant rdsolu le dilemme dtre ou paraitre, se surpasse en aban-
donnant
h.
Ulysse ce qu'il possede de plus prdcieux:
son arc
(*+)•
Il se peut que celle-ci ait dtd effectivement l'intention
premiere de
1
'auteur,
Cependant, nous voyons autre chose dans
le caractere de Philoctete, quelque chose qui deviendra par la
suite un des themes principaux de
1
*oeuvre de Gide, et dont
O'Brien semble n'avoir pas soup$onnd
1
'existence, se bornant a
signaler dans Le Roi Candaule cette meme
"opposition between being and appearing which underlies
the argument of Philoctete" ^ 5).
L'acte de ihiloctete, loin d'etre le geste autochtone de celui
qui "derives nothing from others" (
6
), est prdcisdment l'acte
de celui qui cherche a briller devant un spectateur dont il veut
se faire admirer.
C'est le mdpris d'Ulysse, tdmoin de PhiloctltOj
qui inspire son geste:
"Bt tu m'admireras, Ulysse; je te veux contraindre
a m'admirer (
7
).
de
1
’estime du hdros: Ulysse lui sert de miroir, luiren-voyant, embellie, sa propre image, et lui permet de s' admirer ~~ ”Exalte-toi, vertu de Philoctete! satisfais-toi de ta b e a u t y (
8
).Philoctete, pr^curseur des grands faux-monnayeurs de l 1oeuvre de Gide, et surtout de 1 * Immoraliste, dement en
agissant la morale qu'il avait extraite de son s£jour solitaire: " J ’ai perdu le talent de chercher les motifs des
actes, depuis que les miens n ’en ont plus de secrets* Ce que je suis, pour qui le paraitrais-je? J !ai souci d ’etre seulement" (
9
).C*est cette morale que Signale Archambault (10), sans toute- fois ajouter que Philoctete n ’a souci d ’etre que tant q u ’il est seul — sitot devant un tdmoin, il a souci de jouer le personnage qui lui vaudra l ’estime de celui-ci, et de chercher a s ’exp3.iquer les motifs de son acte* Comme nous le verrons en scrutant les recoins du moi de Lafcadio, ce sont la noblesse, la beautd et la singularity du geste de Philoctete qui sauvent celui-ci du pdch4 de la contrefacon, pdchd capital selon Gide.
Pierre Lafille dit de Robert, le mari de la narratrice de L f Ccole des femmes;
nil r^ussira brillament dans un monde fond£ sur le paraitre et non sur l ’etre" (
11
).Rai ille traite Robert d ’homme de mensonge, et voit dans I
1
oppo sition: etre et paraitre, le d£bat entre la sincerity et5
.
paraltre, a jouer un role«
Ces deux termes, §tre et paraltre,
nous en prdciserons plus loin le sens — voire cette etude sera
un essai de definition de l'etre et du paraltre, tels que Gide
les entendait, et des sentiments d'ambivalence que lui' inspi-
raient les roles; tantot, chez Robert, disapproves, tantot,
chez Lafcadio, approuvds.
En outre, Brachfeld, en considirant 1'ensemble des per
sonnage s gidiens a remarqui:
"All those are Gidian [..*J whose inescapable need
is to "be" rather than to "appear", Non-Gidian are all
those who live a counterfeit life, [..•] who strive to
"appear" rather than to "be"" (12;,
Pourtant, personne, a ce que nous sachions, n'a encore
entrepris d*examiner l 1ensemble des icrits de Gide du seul
point de vue de l'etre et du paraitre, ni de soumettre a cette
interpretation des oeuvres qui, depuis longtemps dija, semblent
n'en supporter qu'une.
C'est cet examen que nous nous proposons
d 1entreprendre, afin de dimontrer que l'itude de ce th^me rnfene
le lecteur avisi au fond de la pensie gidienne,
En tachant de
vdrifier cette affirmation de Brachfeld, notre travail sera
semblable a la patience miticuleuse du cartographe qui corrobore
1 'assertion inductive d'un explorateur ancien, qui itablit en
faits ses predictions sur les conditions de vie, contours et
climat, d'un nouveau monde dont, au-dela de la cote ddcouverte,
6
2 Les tdmoins:
II va presque sans dire que, sans tdmoin, c 'est-a-dire, seul ou inapercu, 1'ind.ividu n'a pas a se pr^occuper de 1* eff et qu'il peut avoir sur autrui, de l'apparence qu'il präsente: 1'etre seul ne parait pas, ou, comme le dit Paul Valdry,
nquand on est seul, on n'est plus qu'un "£treM,f (1)* Philoctete, se croyant seul sur son lie, chante a tue-tSte, malgrd la douleur que lui cause sa blessure (2).
Ce n'est qu'en presence d'un autre que la question du paraitre se pose, que I'action spontande et autochtone se
change en spectacle, et que l'etre qui agit se trouve en face de la tentation de modifier ses gestes, par exemple, de les conformer a ce q u ’il croit que son t4moin attend de lui, Simone de Beauvoir dit, bien a propos, que
"pour paraitre, il faut des tdmoinsM (3),
et c'est de Michel Leiris que nous tirons un essai de definition de ce terme, qui a fait fortune chez les dcrivains existentia- listes:
"mon t i m o i n , autrement dit: le regard qui assiste au deroulement de ma vie, devant qui ma vie doit prendre une signification et par ejui je serai jugd mdritant ou cou- p a b l e •"
Et il ajoute que dans ce qui le lie a son tdmoin entre "quelque chose de plus tendre et plus ambigu que cette relation d'ordre mo r a l " (4).
7
.
selon 1 1
approbation qui nous manque, dieu, amant, les autres:
observateur dlu et omnipresent de nos actes, dont 1 ‘estime
nous importe tant que, chaque fois que nous sentons se poser
sur nous son regard, nous agissons de facon a lui plaire, et
a nous faire accorder cette indispensable approbation*
Celui qui a 1*habitude de se savoir jugd d ’une certaine
maniere, prend cette autre habitude de se juger lui-m£me*
r,Qui se sent observe s*observe” (5)* Chez Gide, le tdmoin
peut §tre si important pour le sujet, q u ’il en vient a
s ’attacher pour ainsi dire a la personnalite de celui-ci. Le
temoin inculque au sujet ses propres valeurs au point que
celui-ci, en 1*absence du temoin, continue d ’agir comme s ’il
etait toujours prdsent. Le regard du temoin eveille chez le
sujet la conscience — le sujet, imprdgne a son insu des
valeurs du spectateur, habitud a subir son jugement, en
vient a- pouvoir se passer de lui:
il devient son propre temoin,
se juge selon son code hdrite, en ne fait rien qui ne soit
approuvd par ce code*
Comme 1*Armand des Faux-monnaveurs. le
sujet, a force d ’etre condition^, est dddoubld en acteur et
spectateur (6). La fonction de celui-ci est de regarder 1*autre
et de le juger mdritant ou coupable selon qu’il s ’approche ou
s ’dcarte des valeurs de ceux qui ont formd Armand.
II ne s ’agit
plus pour le personnage de Gide simplement d ’dviter
”le blame d ’autrui, ce qui serait encore supportable,
mais aus si je ne sais quelle reprobation de soi-m^me”
que 1'Education travaille a lui rendre intolerable (7).
Le
cornrne nous le verrons chez Lafcadio, le souvenir inconscient
de ce regard.
Plus le sujet tient a l 1approbation du t£raoin, plus il
se laisse dieter ses actions, diriger ses reactions; plus il
s'occupe de paraitre, moins il est. Philoctete, voyant des
pas sur la neige, sachant qu’il n ’est plus sans tämoin, change
en hurlements ses chants mdlodieux, extdriorisant ainsi la
douleur que, seul, il a supportde sans se plaindre (8).
de ce qui precede il est Evident q u ’une raaniere commode
d *entreprendre l ’dtude de l'ätre et du paraitre dans 1'oeuvre
d 1Andrd Gide serait d ’dtudier, tout d ’abord, tout ce qui dans
cette oeuvre se rapporte & la solitude, ä l'etre qui Mn ‘est
plus qu!un etre", ensuite d 1examiner toutes les confrontations
de sujet et de tdmoin, toutes les oeuvres enfin dont l ’action
se ddroule en sooidtd, ou qui traitent de 1 ’amour ou des rapports
enire lMiomme et Dieu.
Tel sera, effectivement, notre plan,
mais, avant d ’aborder de cette maniere notre sujet, prdcisons
parmi ces conirontations celles qui sont aptes a subir cette
dtude.
des trois situations humaines dans lesquelles le tdmoin
peut entrainer une modification de l'action du sujet, a savoir,
l'homme devant l'homme, l'homme devant l'amour, l'homme devant
Dieu> n nous semble que seules les deux premieres rentrent dans
9
.
uniquement celui qui se donne pour ce q u ’il n ’est pas, 1 est aussi celui qui, tel le vieil Azails des Faux-monnav curs,, agit selon des principes fondds sur une vue erron£e du monde, sur une certaine confiance myope aux apparences. C ’est-a-dire,
il s ’agit plutot d ’une facon de voir la rdalitd et autrui, que d ’une mani&re d *a g i r « pervertie par un dieu-tdmoin; question d ’ordre psychologique, non pas d ’ordre moral,
Gide a-t-il eu l ’id^e d ’un dieu-tdmoin, c ’est-a-dire a-t-il consider** Dieu unlauement en tdmoin?
La conception du dieu-t4moin peut se rdsumer ainsi — I ’homme, se sachant seul sous le ciel vide, aurait invent4 Dieu afin de se donner un spectateur dont 1'intdrSt lui assure
1 ’utility de sa propre existence. L ’acteur se choisit un t£moin en choisissant d ’agir en vue d ’une reaction particuli^re. Les tdmoins sont ainsi une creation du sujet: c ’est 1 ’importance que celui-ci prete a 1 ’approbation d ’un autre qui fait de cet autre son tdmoin. Le tdmoin rdpond done a un besoin du sujet: se savoir estimd,
Les dieux-t£moins naissent eux aussi de ce m£me besoin, qui nait a son tour chez I ’homme, de la conscience de son
10
Or, Gide a-t-il considerd que toute croyance en Dieu ne soit que comddie plus ou moins volontaire, que la ddvotion dquivaille forcdment a la contrefacön? II est hors de doute que d **imputer a Gide de telles croyances serait violenter le sens veritable de ce q u ’il a dcrit a ce sujet. II a bien dit que Dieu est 1 1aboutissement et non le point de depart de I ’homme, que l'homme crde ses dieux (
9)5
que la devotionchrdtienne n'est parfois que simagrde, aveuglement volontaire, ou comddie (
10
); que les dieux naissent chez l ’homme de la conscience de sa solitude et du ddsir de parier a la seconde personne (11). Kais il n ’a guere parld de Dieu comme un simple encouragement que l'homme se donnerait A jouer un personnage, encore qu*il soit souvent question dans son oeuvre des curds, des pasfceurs et des tourments spirituals* Parmi les persönnages qui croienc et qui veulent se conformer a ce que Dieu attend a'eux, se trouvent le pasteur de La Symphonie pastorale,: - leurissoire, Alissa, Robert, et les ddvots des Faux-A notre sens le seul poseur qui semble avoir dtd inspird a Gide par la notion d'un dieu-tdmoin, c'est Robert — bien que le tdmoin qui ddcide de ses actions soit plutot son milieu, ainsi que nous le ddmontrerons plus loin. Les autres
11
des raux-monnaveurs ont beau Stre dupes de leur propre opti'misme naif, ce ne sont pas des com^diens qui cherchent conscierament %.
se faire passer aux yeux de Dieu pour ce qu'ils ne sont pas. II n'en reste pas moins que l'id£e d'un dieu-t£moin a effleur6 Gide, longtemps avant oue l'athäisme ind£cis de son age mür ne se füt d£clar£. Vers 1'dpoque des Cahiers d'Andr£ Valter il dcrivait a son nouvel ami, Paul Valery:
"Que c'est done fatigant d'etre toujours en scene, devant soi-m&me et devant Dieu quand ce n'est pas devant les autres: tousi nous sommes au premier plan, et notre ame ne se r£signe plus h. 1*humble role de comparse, tant ils ont a chacun persuade que son salut signifiait quelque chose. Ne nous regardez pas toujoursl nous sommes lasses de postures.
Ce sont vos regards qui ont soufflS l'orgueil de paraitre" (12).
Aussi, vers la meme £poque, dans son premier roman, il avait £nonc£ l'id£e que la fonction d'un dieu, c ’est d'etre le spec- tateur des homines:
"un Dieu ne suffit pas,
il
fautqu’il
vous voie".et cette autre, que seul ce regard divin peut impr^gner de sens 1 ’existence des hommes:
11que Dieu vous voie et b£nisse 1 ’effort: sinon c'est le n£ant de toute la vie" (13).
II n'dtonne pas que Gide ait eu cette notion, ni qu'en la formulant il se soit servi d'un vocabulaire tir£ du langage
,e la scene — scene, premier plan, role, comparse, postures, souifler vocabulaire qu'il allait augmenter, a mesure q u ’il vieillissait, d'autres termes empruntäs au theatre. Ce qui d^onne c'est qu'il n'ait pas continue toute sa vie a se mdfier
12,
1 1 insincerity du paraitre, comme il l ’a fait des rapports
sociaux et de 1'amour.
II se peut que les passages que nous
venons de citer, datant tous deux de la mSme pdriode, ne soient
que des souvenirs inconscients de quelque lecture r^cente.
Gardons-nous des hypotheses, bornons-nous a constater la sin
gularity de ces passages dans toute l 1oeuvre de Gide, et a
rdpdter que ce qui 1'int^ressait dans la devotion religieuse
n ’dtait pas tant 1 1insincerity des actes, que les erreurs
d*interpretation de la rdalite.
Geci s'applique egalement
&
un aspect de 1*amour chez
Gide:
ses amoureux, interpretant le monde et voyant leur
amant sous un certain jour, se laissent prendre aux "traitresses
apparences" 04).
Encore une fois, i3. s'agit de la reception
d ’une idee erronde du rdel, ce qui sort des limites de cette
etude, s ’occupant uniquement de 1 *
emission d ’une idee fausse
de soi-m£me.
II n ’en reste pas moins que nous aurons a dtudier
cet aspect de 1*amour chez Gide, mais en y cherchant une des
influences qui encouragent le paraitre au prejudice de l'Stre.
üinsi done, apr4s avoir cherchd dans les oeuvres de
jeunesse de Gide les germes de notre sujet, et aprks nous §tre
ccoupe de 1 ’etre dans sa solitude, nous porterons notre atten
tion sur l.es deux grandes tentations du tdmoin:
les autres
et 1*amour. L*experience du faux prophete, El Hadj, appuie
plus de se donner pour ce que 1 ’amour et la frdquentation
d ’autrui l ’ont contraint de paraitre:
"Et des lors m ’habita cette pensde, lassante et
puissante comme un ddsir:
certes? je goüterai le
bonheur de mon äme, ddja pr&t, mais quand eile sera,
du reuple et de 1*amour et complltement, ddlivrde" u ? ) .
Notre dtude se propose done d*examiner par rapport a
l ’dtre et au paraitre les modulations chez Andrd Gide du th&me
de la nature et de la valeur unique de tout individu.
Nous
serons amends a juger de la deformation voulue ou inconsciente
qui s favere chez l ’homme, soit sous 1*influence de 1'amour,
soit sous l 1influence de la vie en socidtd. Nous nous proposons
ensuite de montrer que ces themes constants rdv&lent un besoin
profond chez Gide et nous conduisent au centre de sa meditation,
dclairant d'un jour nouveau des aspects multiples de son oeuvre
comme de sa vie.
En dernier lieu, nous gardant soigneusement de puiser
trop volontiers aux sources des mdcanismes de la creation
littdraire, nous tenterons d'expliquer pourquoi ces thbmes ont
occupd tant de place dans la pensde gidienne,
3
OEuvres de jeunesse:
Fuisque notre sujet concerne la conduite et les rapports
humains, et que le symbolisme prdsentait un univers qui, pour
amoral, 1 !on pourrait s ’attendre a ne pas trouver trace de ce sujet dans les oeuvres, que Gide dcrivit pendant sa^ Periode symboliste.
Pourtant, nous trouvons des cette pdriode, plusieurs indications de notre theme, Ceci d ’ailleurs ne doit pas Stornier, vu que Gide lui-m£me nous a dit ce q u ’dtait a cette £poque sa devise: "Nous devons tous repr£senter"
(
1
);
et q u ’il engrangeait dans un journal des notes — d£bats, observations, objurgations, admirations — qui, toutes, s ’y rattachent on ne peut plus intiraement. be ces notes, une dizaine d ’anndes plus tard, il tirerait un des sujets de L 1Immoraliste, Si, dans Le Crai'c^ du Narcisse et dans Les Cahiers d ’Andrd V/alter il est dcrit que "nous vivons pour manifester" (2), il n ’.en reste pas moins que le jeune Gide n ’en £tait sür q u ’en public, et que le Journal des ann£es 1891-92 t&noigne de 1*importance qu'avait pour lui ce dilemme, etre ou paraitre:
"Non esprit ergotait tantot, pour savoir s ’il faut d'abord etre, pour ensuite paraitre; ou paraitre d'abord, puis &tre ce cue I ’on parait? (Comme ceux qui achetent d ’abord a crddit, puis, apres, s ’inquietent de la somme q u ’il faut pour solder leur dette; paraitre avant que d'etre, c ’est s ’endetter envers le monde ext£rieur.)
Peut-etre, disait mon esprit, l ’on n ’est q u ’en tant que 1 * on parait,
D ’ailleurs les deux propositions sont fausses, sdpardes:
1, C ’est pour paraitre que nous sommes;
2, C ’est parce que nous sommes que nous paraissons. 11 faut joindre les deux dans une rlciproque d^pendance; on obtient alors l ’imp£ratif souhaitd: if faut etre pour
naraitr.e,
Le paraitre ne doit pas se distinguer de 1 ’Stre; l ’&tre s ’affirme en le paraitre; le paraitre est la manifestation immediate de l ’ätre.
Et ce qui prouve que ces ddbats n'dtaient pas du tout th£o- riques, c ’est que Gide, se rappelant cette Periode une tren- taine d*anndes plus tard, dcrivait:
"je m ’occupais beaucoup de mon personnage; le souci de paraitre prdcisdment ce que je sentais que j'^tais,
ce que je voulais etre: un artiste, allait jusqu’a
m'empccher d ’etre, et faisait de moi ce cue l ’on appelle: un poseur" (4).
Certains, dont Germaine Brde (5), ont vu dans Les Cahiers d !Andr£ Walter une oeuvre que n !a point encore effleurde le syrabolisrae. Cependant les Cahiers expriment une vue du monde cui, descendant de la Philosophie allemande, s'apparente par la meme a la vision q u 'inculquaient les doctrines symbolistes. Cette parentd allait faciliter le passage du jeune auteur dans le camp symboliste, encore que le genat quelque peu, le distin- guat en hdtdrodoxe dans cet univers amoral, son bagage de puri- tain, liourrd de souci s moraux; et eile nous permet de trait er Les Cahiers d*Andrd W a l t e r , tout comme Le Iraitd du Harcisse et Le Voyage d'Urlen. en oeuvre d*orientation symboliste*
15
-Son
manoue de "sens de
la rdalitd" aurait pr£disposd Gide en Laveurdu Systeme
philosophique que, "avec un ravisse-men - indiciole
16), a
l'age de18 ans, il trouva exposd par
^Liiopenhauerdans
_U;.Londe
comme volontd et comme reprdsentatiop. Andrd Walter, ayant citd deux phrases du pessimiste francfortois,ddlire:
1
duelles
exaltations* Crier a pleine voix cette16
et Gide, vieilli, d'ajouter: " C ’ytait grisant" (8).
La
Philosophie
schopenhauerienne et son descendant litt^raire, lesymbolisme,
trouverent done en Gide "un terrain bien propice"(9)> ou leurs iddes tomberent et s ’enracinerent. Lui, ne tarda
pas
a les r^exprimer a son tour, ces id6es qui -pröchalent la contingence trompeuse du monde des ph^nomenes, "truchements malhabiles" (10) qui recelent la vraie nature des choses. Les Phänomenes balbutient une ddroutante description incoh^rente du noyau de signification q u ’ils d^guisent. Ce noyau, il sied ala perspicacity de l'artiste de le d^couvrir, et de l ’expli-
quer sous forme d ’oeuvre d ’art —"les imaginations des pontes font mieux saillir la verity idyale..." (11),
"Le Poete [■••■•] devine a travers chaque chose — et une seule lui suffit, Symbole, pour ryvdler son -archetype-; il sait que l ’apparence n ’en est que le prytexte, un vete- ment qui la ddrobe et ou s ’arrete l ’oeil profane, mais qui nous montre q u ’Elle est la" (12).
Pour An dry Gide, dysireux de peupler cet u n i v e r s rsans habitants, tout est phynomene: homme, geste, parole —
"A-t-on compris que j'appelle Symbole — Tout ce aui parait" (13);
et les apparences qui 1 1intyressent le plus sont celles que se donnent les hommes. C ’est dans Les Cahiers d 1Andry Walter que Gide s'occupe pour la premiere fois des hommes et de leurs ymotions. Celles-ci, devenues gestes et paroles, trahissent en paraissant, ainsi que tout aütre Symbole, la vyrity de l'fctre oui les formule et qui prytend a travers eux se ryvyier. Loin cue l ’on communique, done, a l ’aide des gestes-symboles, c ’est
17
bien en d£pit de leur traduction imparfaite de l ’&tre vrai, que cet &tre parvient a se faire comprendre:
"Comprendre, cela n ’est rien. — mais se faire comprendre 1 Voila la g§ne et l ’angoisse; l'äme qui palpite et voudrait que 1*autre le Sache, — et qui ne peut pas, qui se sent enferm6e. Alors les gestes, les paroles, truchements malhabiles, symboles mat£riels des imponderables transports; — et l ’ame qui s ’y
d£sespere" 0 4 ) .
L*Emotion se faisant ph£nom£ne infidele, l ’Stre intime se trouve mal interprete par son apparence: ce q u ’il faudrait, c'est se passer de ce truchement menteur, ce q u ’il faudrait, c ’est le contact direct entre §tre et §tre —
"ce q u ’il faudrait, c ’est 1 ’embrassement des ämes" (1 5). Cependant, cette difficulte, pour etre grande, n ’est
point insurmontable. II existe un moyen d*assurer que 1'appa rence epouse le plus etroitement possible la forme de l ’ätre, que les expressions et les gestes traduisent le mieux possible les Emotions qui les motivent et q u ’ils sont census repr£senter:
"II faut les dtudier, assouplir, et les faire interpretes dociles.
Leur dtude devant la glace [♦..] le jeu changeant des prunelles profondes, cherchent ce qui des dmois
se revele au d e h o r s ]
Comedian? peut-etr e ..•; mais c'est moi-m^me que je joue. Les plus habiles sont les mieux compris" (16)* Ici, l'on voit d4ja apparaitre, bien qu'a l*£tat larvaire, une preoccupation qui dans 1*esprit de Gide allait survivre
a 1 ’influence du symbol!sme, pour revenir de plus belle, nourrie, encourag^e par la lecture de Nietzsche, occuper une grande
Ces p o s s i b i l i t y de se f a i r e e t de s * i n t e r p r e t e r a f o r c e
18
.
d* dtude en c o n t i e n n e n t une a u t r e , dans l a q u e l l e Andre Gide,
l o r s de l a br^ v e c r i s e s p i r i t u e l l e (ou s e x u e l l e ) q u ’i l p u b l i e
sous l e nom de Numcmid e t t u . . ? , v e r r a ”l e j e u du demon” ( 1 8 ):
l a p o s s i b i l i t e non p l u s de se f a i r e t e l que l ’on se v e u t , mais
de se j o u e r une comddie, mais de se f a i r e p a s s e r p our ce que
l ’on v e u t que l e s a u t r e s nous c r o i e n t , mais de p a r a i t r e au l i e u
d ’e t r e :
”Et so uvent a l o r s l a p r e o c c u p a t i o n de p a r a i t r e dmu
s u p p l a n t e 1 ’emotion s i n c e r e . . . ” ( 1 9 )
"en e c r i v a n t , j e ne s e r a i s pas s i n c e r e , j e g r o s s i r a i s
une emotion aux depens des a u t r e s [ . . . ] — Je s i m u l e r a i s
i n v o l o n t a i r e m e n t des t r i s t e s s e s que j e n ’a i pas dprou-
v d e s ” ( 2 0 ) .
Les q u e l q u e s s i m u l a t i o n s de W alter nous p e r m e t t e n t de
d d d u i r e q u ’a c e t t e dpoque d e j a Andre Gide a v a i t p r e s s e n t i ,
en core que de manikre i n d e c i s e , l a f o r c e d d f o r m a t r i c e de l ’amour
e t d ’a u t r u i .
Bien que dans Les C a h i e r s d*Andre W alter i l s o i t t r £ s
peu p a r i e des a u t r e s , on y t r o u v e de r a r e s f u l m i n a t i o n s c o n t r e
”l e s e s p r i t s e t r o i t s ” (21 ) e t l e u r a c c e p t a t i o n , v o i r e meme l e u r
e x i g e n c e , de ce qui e s t fa u x :
”Ce q u i s u r t o u t m’d g a r e , c ’ e s t l a f a u s s e r e l i g i o n ;
l a b i g o t e r i e e t l e m y st ic i sm e f a c t i c e me f o n t p a r f o i s
d o u t e r q u ' i l y en a i t une v r a i e . . . " ( 2 2 ) .
Mais ce q u i a n o t r e se ns e s t p l u s s i g n i f i c a t i f , c ’ e s t qu*Andr£
W a l t e r , p r e s s e n t a n t l e u r r e p r o b a t i o n , se t r o u v e lui-m&me con
19
pas; ou plus exact em-ent peut-£tre, a ne pas se laisser
paraitre tel qu'il se sent capable d ’etre. II esquisse ainsi ce qui sera plus tard le probleme moral de Gide:
” ... ces choses, je les ai dans l'tme; ce qu'ils
veulent c ’est ignorer: il leur semble qu'ils suppriment. Alors se taire, se retirer
en
soi-meme,Sour
ire aux atitres; ils p referent le mas c u e : au bout d ’un neu de temps il_ale croient la r6al.ite l11 (2371
Quant a I ’amour, si l ’on examine les quelques pages ou Walter en parle de maniere soutenue, il ressort de cette £tude
cue ce qui aimante ses preoccupations, ce qui inspire ses actions et son amour, c ’est la recompense q u ’il espere de son Emmanuele, c ’est-a-dire le besoin d'estime pour lui-mäme (2V). Il sait que son etre intime est trahi par son insuffisante
apparence, q u ’il vaut mieux qu*Emmanuele ne le croit, et q u ’elle, meconnaissant ainsi son vrai moi, l'estime moins qu'il ne vaut,
Cherchant un moyen d ’acheter l'estime d fEmmanuele, il t r o u v e -celui de se donner une apparence de martyr, de se laisser ’’accuser par les choses” ,
d'
"accepter 1 ’accusation injuste [...] de Sorte
q u ’elleme croie pire que je ne s u i s . . (
25
).
Se rabaissant ainsi aux yeux de celle q u ’il aime et dont il veut forcer l ’estime, il se rehausse ci ses propres yeux, en jouant un
personnage.
Il satisfait ainsi le vrai mobile de son
action, ainsi que de son amour: le besoin de se croire admirableOn voit que, des le d^but de sa carriere littdtfaire, Andr4 Gide avait d£ja flaird les deux grandes tentations du tdmoin, celles dont, au cöurs de cette dtude, nous allons suivre les variations: tentation de se laisser imposer des mobiles d*action par les autres, en acceptant leurs valeurs
II
1
L1 Et re
1
L'Etre
Avant d ‘examiner dans 1 1
oeuvre de Gide les situations
ou 1 1etre s ’^panouit, force nous est de constater ce que
signi-fie pour lui le mot ctre.
RappeIons-nous aue les iddes de Gide,
• • ' ■
comme des proverbes, peuv'ent se contredire et s ’exciare mutuel-
lement — il a lui-m£me dit, (voire meme s’en est targu6), .que,
des iddes, il en avait Mde toutes les couleurs" (1).
Rappelons-■ ■ " ’ ' ' H r r'1 ■ r' ■'
nous dgalement que ses id£es, comme toute foi, sont des percep
tions viscerales, et q u ’il sied done de les aborder avec Sym
pathie, plutot que de chercher a les analyser ou a les saisir
dans l ’intellect. Koestier a dit quelque part que les id£es
de Gide, si l'on cherche a les immobiliser, a les empoigner
une bonne fois, a voir ce qu’elles sont, vous coulent entre
les doigts, s' en vont comme du sable*
C ’est sans doute vrai,
mais ce qui est encore plus vrai, c ’est qu'Andr£ Gide eüt sans
doute dtd le premier a en convenir.
Aucune thdorie, done, a Origer sur une pens^e de Gide,
qui ne soit aussitot culbut£e par une autre*
Gardons-nous en.
Essayons quand meme de ddgager des Merits de Gide un sens qui
convienne au premier terme de notre titre, sans toutefois
trahir celui que 1 ’auteur a mis dans ses mots.
A cette fin,
souvenons-nous de ce que Jacques Riviere a derit au sujet des
pens^es de Gide:
"Ses iddes [•••] ne sont justes, fines, originales
qu’aussi longtemps q u ’on ne les touche pas. [...] Si
Convalescent, d£paysd, s'eul, le Michel, de L 1 Immorqlis.tey tout comme le Robert de IMBcole des Femmes«
na eu peur de mourir, et sans doute est-ce cette crainte qui, pour la premiere fois de sa vie, lui fit rendre un son veritable" (3).
Rdveilld pour ainsi dire par ce son veritable, il. se ddcouvre, dtonnd d*avoir contenu en lui-meme, insoup^onnd, un £tre auquel,
tant il differe de l'ancien, seul convient l'adjectif "neuf" (V); et cet etre neuf, sous le coup de la peur de mourir, soudain
se rdvble:
"IMamas sur notre esprit de toutes eonnaissances acquises s'dcaille comme un fard, et, par places laisse voir a nu la chair meme, 1 *&tre authentique qui se
cachait..." (5)*
Dans IncidencesT datant d'une vingtaine d'anndes plus tard, on trouve cet dcho aux mots de Michel:
"Les v^ritds d'emprunt sont celles a quoi l ’on se cramponne le plus fortement, et d'autant plus q u ’elles demeurent dtrangeres a notre etre intime” (6)*
L 1expression "etre intime" revient souvent sous la plume de Gide, surtout dans son Journal, Du sens que semblent avoir cette expression et celle de Michel: " l 1etre authenticue", on pourrait arguer que, pour Gide, l ’£tre signifie un dtat d'ame tout ä fait stable, figd, omnipresent et invariable.
24
.
etre ni omnipresent ni stable.
Gide n 1 a pas con^u la personnalitd comme quelque organe inchangeable et permanent qui, invisible et sans rapport a l 1 action, a autrui, au temps, existerait de soi-merne, aurait une fonction quasi physique et bien ddfinie a remplir, et sur lequel, a n ’importe quel instant, on pourrait mettre la main. Le personnage gidien qui prend conscience de son nouvel ätre, se rend compte en meme temps que cet etre est beaucoup plus
profond et intdre.ssant q u ’il ne l'avait cru, que sa personnalitd loin de lui §tre inspirde, telle l ’ame chrdtienne, toute faite, indemne, immuable, n'est encore que possibility entrevue et inexprimde.
La plupart des textes oü Gide parle de "l* etre intime'*, ou de quelque chose q u ’il eüt pu exprimer ainsi, montrent que, a la difference de Proust, qui s *intdressait a la nature de la personnalite, recherchait l ’essence meme de l ’etre, Gide, lui, ne s 'intdresse qu'a la composition, a la fonction et
&
la mise en action de la personnalitd. A vrai dire Gide ne se posepas le probleme de savoir si eile existe ou non! il prdsuppose que oui. II concentre ses dtudes sur les influences qui
modelent la personnalitd et sur les dangers qui la guettent. Aussi, dans son oeuvre, quand il est question de la personnalitd intime, Gide la ddlimite par rapport a son cadre, a sa fonction,
25
.C'est a son etre que 1*envoi des NonrrLfures terrestr.es
recommande §
lNathanael de s’attacher:
”Ne t'attache en toi q u ’a ce^que tu sens qui n'est
nulle part ailleurs qu’en toi-meme, et erde de toi^
impatiemment ou patiemment, ahi le plus irremplajable
des §tres” (
7
).
L'etre, c ’est done ce "qui n ’est nulle part ailleurs” qu’en
soi-m£me; la personnalitd, ce qui nous est personnel
(tauto-logie, dira-t-on. Mais rappelons-nous encore une fois ce que
Riviere a dit:
’’banales, dchangeables, indifferentes...”):
autrement dit, ce qui nous distingue des autre,s (8). Vers la
meme dpoque, Valentin Knox, le personnage passionnd de Paludes,
parlait des ’’maladies de valeur”:
"Nous ne valons que par ce qui nous distingue des
autres; 1'idiosyncrasie est notre maladie de valeur;
— ou en d'autres termes:
ce qui importe en nous,
c ’est ce que nous seuls possddons, ce qu’on ne peut
trouver en aucun autre, ce que n ’a pas votre homme
(
9
) .Une trentaine d ’anndes plus tard, lors de la redaction de
ses Vdmoires, Gide dvoquera la "signification prdcise, irrem-
pla^able" de cheque etre, ce q u ’il appelle aussi ”sa saveur”
(10) ; et, dans son Journal T "la valeur spdcifique de l'individu"
(
1 1) .
Pourtant cette valeur, cette signification, peut demeurer
inconnue, meine pour celui qui la possede; la maladie de valeur
peut ne pas se declarer, n ’etre plus que fievre larvde:
"Faute d ’etre appeldes par de l ’dtrange. les plus
rares vertus pourront rester latentes; irrevdldes pour
l ’etre mdme qui les possede, n ’etre pour lui que cause
de vague inquidtude, germe d ’anarchie" (12).
dire Gide, en fertilisant, aide a r£v4ler l'etre intime, tout cotTMie I ’^trange, sous forme de maladie et de d£paysement, rdvdla a Andrd Gide et a son Immoral!ste d'etre insoup^onnd qu'ils
portaient.
De ce qui precede, il est Evident que l'etre intime, comme nous 1 ‘pvons dit, est, a un moment donnd, insaisissable, incora- plet, n*existant que dans la mesure ou les influences prdparent et exigent son existence; la personnality serait done comme une sous-couche inexploitde (13), capacity latente, possibility de f a c t i o n , bref, des
"regions profondes et broussailleuses, aux latentes
fyconditys" U 4 ) .
Ces "latentes fyconditys", autrement dit les "dtranges possibi-litys" qui existent en chaque homme (1 5), ne nous distinguent des autres, tant qu'elles restent latentes, que d'une mani^re fort tdnue, voire invisible. On peut meme dire que, si elles restent a l ’ytat latent, elles n*existent pas encore; ou que l'on ne peut considyrer comme partie de l'etre que ce qui se ryalise, qu'un germe fdcondd, qu'un bourgeon qui yclot.
St e'est prycisdment ainsi que.le narrateur extdnuy de Paludes ddfinit la personnality:
"Notre personnality ne se ddgage plus de la facon dont nous agissons — eile git dans I'acte m^me".* Qui done sont les personnages de Paludes? "Qui sommes-nous tous, messieurs?" St le narrateur, hagard, de poursuivre sa tautologie intransigeante:
• '
%
.27
Nous contenons, nous retenons plutot notre 6tre, inexprimd, et notre personnalitd n ’existe que dans la mesure ou eile se
fait et se fait action — d ’ici a conclure q u ’un homme n ’est que la somme de ses actes, il n ’y a q u ’un pas, et ce pas Malraux, suivi des existentialistes, I ’a fait,
Ce pas vers la mdtaphysique, Gide ne I'a pas fait de
maniere aussi rdsolue. II n'en reste pas moins que les oeuvres de son clge mür prdsentent quelques ressemblances avec cet
aspect de 1 * existentialisme, ainsi que nous aurons a le
signaler plus loin. Gide s ’en est tenu dans 1*ensemble a cette creation constante du moi a travers l ’action. L ’&tre le plus eher ä Gide, soit Th^sde, soit Lafcadio, poursuit cette reali sation de soi: son Stre, n ’dclosant q u ’au fur et h. mesure q u ’il en exploite les ressources cachdes, que les dvdnements le rdclament, se fait, et n ’est jamais; il devient (
17
)* H poursuit cette injonction des Nouvelles Nourritures:"Ose devenir qui tu es" (18),
et ce q u ’il est, il l ’ignorera tant q u ’il ne l ’aura pas forgd lui-meme en agissant. Mais, une fois rdalisd, ce sera, forcd- ment, une dissemblance (
19
) > prdcieuse et irremplacable.pour etre vierge et inconnue, n'en est que plus f^conde, plus
riche de possibility, et plus pr^cieuse a la fois pour celui
qui, 1 !ignorant, la possede, et pour ceux qui I'entourent et
qu'enrichira son rendement unique, une fois cultiv£e.
Mais avant de 1*exploiter, cette personnalitd, il faut
savoir la trouver, il faut savoir, comme 1 ’Immoraliste, fouiller
sous la croute et les couches successives q u ’y ont d£pos£es, au
cours de 1 ‘enfance incurieuse, la convention, la famille, le
milieu, il faut savoir se d^couvrir tel que l ’on est capable
de devenir.
Il faut savoir rejeter les habitudes mensong&res
de la convention (20), qui ont pour but de mutiler, voire
d ’abolir, les dissemblances, d ’anesthdsier les Stranges possibi
lity,
et de presenter a tous ”un patron tout choisi” (21).
Pour Gide, la personnalitd de chacun est on ne peut plus
dissemblable de toute autre; c*est ce qui fait qu*un £tre est
lui-m^me et non pas un autre; lui-meme, individu hors sdrie,
et non pas q u ’un dchantillon d ’un etre de grande s£rie.
Et
dans l ’unicit^ m£me de chaque etre reside sa valeur indispen
sable, valeur dont la fonction est de lutter sans cesse pour se
tenir au-dessus du nivellement opdrd par la convention, de
veiller constamment, attentive a ce que son sei ne perde sa
saveur.
La fonction, voire le devoir, de l'Stre, c !est de
donner ’’toute la vie possible” en lui (22).
*
23
.
savoir? Cette connaissance ne nait pas, gratuite, dans
1 !esprit de n'importe qui. Gide lui-meme nous renseigne sur ce qu'il faut pour que germe la graine de connaissance: il
suffit d'un peu d 1Strange (23).
C ’est ainsi que ces personnages de Gide qui, a force de penibles lüttes contre les Maraas de connaissances acquises” se ddcouvrent un etre insoupconnd, le ddcouvrent a la faveur de 1*Strange, du ddpayseraent, d ’une solitude prolongde, ou sous le coup, tout au moins, de 1*absence de t£moins connus, dont le regard servirait d 1avertissement constant, exigeant la consequence avec soi-meme, avec la personne habituelle.
A
2 L*Etre sans tdmoin
”Je ne vaux que dans la solitude” (1).
Sans doute Andre Gide savait-il que la solitude est
indispensable au travail de l'artiste; sans doute aussi, comme en tdmoigne son Journal, avait-il fait trop souvent 1 * expe rience de son inaptitude a la rdussite sociale. II n ’est pas davantage impossible que le grand gout q u ’il prenait a la
solitude s ’explique en partie par sa predilection incorrigible pour les pratiques solitaires.
loujours est-il que, dans son Journal. il parle souvent du pouvoir salutaire et rafraichissant de la solitude, et, par consequent, nous ne nous etonnons pas de trouver dans ses
con-30.
firment cette prdfFrance, d^crivant des situations dddniques
de bonheur stable, ou d'dquilibre retrouv£ dans la solitude.
II est constant que, tout au long de l foeuvre gidienne, le
tdmoin ou le milieu connu, imposant ou exigeant une ressemblance,
■ a - a *" '■ v f : ■;; If 'f a. r\^’iRR^empeche d'etre non seulement de s'dpanouir a son gr£, mais aussi
d'avoir une conception nette de sa valeur individuelle, de se
savoir different, et de se connaitre.
II s'ensuit que 1*absence
de ces t£moins connus 4quivaut a une rupture complete avec le
passd, et & une ddlivrance de la contrainte.
Depuis Philoctbte,
oeuvre de jeunesse, jusqu'a Robert ou L'Intgret gdn^ra^, cette
piece pire que mddiocre, c'est dans 1*absence soudaine de
tdmoins habituels que, ddlivrd du souci de paraitre tel que
ceux-ci I'ont exigd, et tel que lui-meme s'est jusou'alors cru,
I ’etre s'ontrevoit enfin tel qu'il est capable d'etre.
I'e s'dtant jamais trcuvd seul, le Michel de Robert,
de meme que 1*Enfant prodigue, s'est ignord tout au long de
sa vie:
"pour la premiere fois, quand je me suis trouvd
seul, a Berlin, j'ai senti ce que je pouvais etre,.
ce que je voulais devenir..." f2).
Philoctete isold comprend — ce qu'il n'avait jamais
compris tant qu'il dtait parmi les autres — que la vertu
rdside dans son isolement meme:
"ce n'est que depuis que,je suis loin des autres
que je comprends ce qu'on appelle la vertu»
E'homme
quivit parmi les autres est incapable, incapable,
crois-moi, d'une action pure et vraiment ddsint£ress4e"
(3),
et que cette vertu solitaire consiste uniquementa §tre ce
3 1
.
sur ses actes, I'induise a
paraitre
ou a sgmodeler
sei on un patron prdfabriqu£.Et, puisqu'il
n'ya pas
jusqu'au moindre
de ses actes qui ne soitautochtone, il ne se pr^occupe plus
de savoir pourquoi il agit:"J'ai perdu le talent de chercher les motifs des actes, depuis que les miens n'en ont plus de secrets. Ce que je suis, pour qui le paraitrais-je? J ’ai souci d'etre seulement. J ’ai cess£ de g£mir, sachant que nulle oreille ne peut m* entendre" (*f).
Nous allons maintenant
Studier quelques passages
dans lesquels Gide ddcrit 1*absence de tdmoins connus, essayer d'en extraire le sens q u ’avaient pour Gide la solitude et l'etre sans tdmoin.♦
"•..as-tu,remarqu£ que dans ce livre il n'y avait
x) - r sonne11 (5)*
"Ce livre" veut dire ici le sixi^me livre des Nourritures, mais pourrait, sans trop en deformer le sens, s' appliquer
1*oeuvre tout entiere. Car, hormis ces passages, peu nombreux, ou il est question des villes et des hommes, et les quelques personnages a peine humains, aux noms bizarres, il n'y a,
pr^cis^ment, personne dans les Nourritures. Sans doute est-ce pour cela meme que Les Lourritures terrestres et L 1Immoraliste , livre "dont l'histoire est n£e entre les lignes du premier" (6), pr^sentent les descriptions les plus completes de l'dtat dddnique de celui qui, seul et se süffisant, n'a qu'a etre,
32
.
comme oeuvre autobiographique:
le ddlire lyrique et l
’exagd-ration des sentiments ddguisent, mais sans le changer, le fait
que ce livre est le rdcit des actes et des Emotions d'Andrd
Gide lui-meme, lors de ses premiers voyages en Afrique du Nord
et de ses premiers retours en Europe.
Du point de vue de
l ’dcrivain lui-m^me, il est indubitable que ce livre exutoire
rdpond a la meme profonde ndcessitd psychologique qui, une
vingtaine d ’anndes plus tard, allait exiger la redaction de
31 le Grain ne meurt...
Car, chez Gide, une palingdndsie
spirituelle et physique comme celle racontde dans Les Nourritures
terrestres entraine, immanquablement, une exaltation prophdtique,
et un besoin irresistible de declarer au monde son nouvel etre:
celui qui se trouve ainsi ddlivrd du mensonge de paraitre ce
q u ’il n'est pas, trouve tellement insupportable ce bonheur
q u ’il lui faut abjurer publiquement son ambiguitd antdrieure
et crier son bonheur a tous.
C ’est ainsi que 1 1
Immoraliste
justifie devant ses trois auditeurs sa longue confession orale:
"le besoin qui me tourmentait de manifester au-dehors
1*intime changement de mon etre” (8).
Une partie inalienable du nouvel dtre est, done, la
volonte, voire la ndcessitd, de paraitre ce q u ’il se sent dtre:
c ’est m£me la un des mobiles secrets de sa palingdndsie,
palingdndsie que ne subit point quiconque, mais justement
cglul- .qui. en a besoin, celui qui ne Supporte plus d'avoir a
I- '(
~n
- Fvisage ^aux.
Et, cie meme, le moyen le plus simple
ne prenarit souci de n u l l e .disapprobation. G ’est ce que iont Gl H a d j , le Mdnalque des Nourritures, et le Michel He
L 1 Inmoral is t.e if*
MJ*ai besoin de parier, vous dis-je" (
9
).L'Andrd Gide des Nourritures avait, lui aussi, besoin de parier*
•Les quatre premiers livres des Nourritures terrestres ddcrivent cet "univers ravissant plein de rire et d* dtrangetd" (10), ou Gide entra, lorsque, ddpaysd et convalescent, loin de sa mere et de sa cousine, tdmoins dont 1 ’approbation lui importait, il naquit & la vie, et donna libre cours
&
ces instincts que jusqu’alors le milieu de ces tdmoins lui avait enseignd a dtouffer. Dans cet univers ddpeupld il ne peut etre question du dilemme, etre ou paraitre, mais, a notre sens 1* oeuvre entiere peut se considdrer c'omme une solution de ce dilemme* La solitude, ou tout au moins le ddpaysement, fait l ’dldment dans lequel Gide a son existence, qui impregne de signification cette existence, ses actes et ses dtats d ’ame, et hors duquel ceux-ci seraient diffdrents, voire mSme incon- cevables. Le sens profond et la vd.ritable raison d ’etre de ce livre, malgrd 1*absence quasi totale du dilemme, rdside justement dans ceci: que c'est la description d ’un &tre pour qui le probleme ne se pose plus, qui, ayant compris non seule- ment la valeur de la vie, mais, encore plus important, saLes Kourritures terrestres sont done la description
d'un Gide qui, sans tdmoin ni modele, s ’ invente a tout instant, dont chaque acte a la fois se motive et prend sa saveur spdciale du fait m§me q u ’il se salt; inobservd, et dont I'dtat d'ame est
effet direct du ddpaysement et de la solitude.
S ’inventer, e ’est ße chercher & travers 1 ’ experience, e ’est suivre sa fantaisie, e ’est favoriser tous les etres
: ■ , . ■ .;..
possibles en soi, e ’est agir quand et comme on veut, seion les uniques besoins de l ’etre. Celui qui s'invente, comme Philoctete
sur son lie, n ’a pas a se demander pourquoi il agit, il a "perdu le talent de chercher les motifs des actes" (11). La raison de l ’acte git dans l ’acte raeme, et la question que pourrait poser un ddsir, re^oit sa rdponse süffisante dans 1 'assouvissement de ce ddsir. L ’acte se fait raison, l ’etre est ce q u ’il parait, ne parait que ce q u ’il est: prouver est done inutile (12).
La conscience, avons-nous dit, nait pour le personnage de Oide, de la frdquentation d ’autrui, et cette conscience dquivaut a une contrainte. C ’est ainsi que pour Gide la solitude ou
1'absence de tdmoins connus dquivaut a 1 ’absence de contraintes, et ainsi au bonheur et a la spontanditd. Habitud a soumettre ses actes
"a cette approbation qui [implique], avant d ’agir, une Sorte de deliberation et de contrepesde imaginative, par ou 1 ’action Le st] d ’autant retardde, entravde" (13), il en vient a comprendre que e ’est prdcisdment ce souci d
35
.
sinc3rit6. Le seul moyen d*fctre sür d*agir selon ses propres besoins et non plus selon une morale apprise, c*est done de se ddbarrasser du tdmoin et de 1*habitude de soumettre tous ses actes a un jugement empruntd: pr£cis£ment, d*agir sans reflex ion —
"L*action la plus prompte, la plus subite, me parut des lors la preferable; [•••]■• Desormais, agissant
n* Importe comment et sans me donner le temps de rdfl^chir, mes moindres actes me paraissent plus significatifs depuis
qu*ils ne sont plus raisonn^s” (14).
Pareillement, la plupart des personnages insoumis chez Gide agissent sans rdfldchir, croyant que c*est la leur seul moyen d'etre eux-mämes: le Gide des Nourrltures se propose
d ,Magir sans luger si 1*action est bonne ou mauvaise" (
15
);le Michel de L*Immoraliste ne s'examine point (16); Thdsde ne s'interroge Jamais volontiers (17); OEdipe n'a jamais beaucoup rdfl^chi (18)s tous se proposent de n*avoir aucun souci
d*approbation, de disposer de soi librement, de ne chercher dans la vie que la vie elle-mSme.
Cette morale, Andrd Gide l*a lui-m&me formulae ainsis " L 1oeuvre d*art en vue de 1*action [..•] la vie pour la vie” (
19
).36
q u ’il portait en lui.
A cette dpoque, il n ’y a pas a en douter, la vie pour Gide, ou pour celui des Gides innombrables qui £crivit Les Nourritures terrestres. c ’est la vie des sens, Ce livre, faut-il le redire, chante la joie des sens; präche une soif
perpdtuelle de toute gouttelette de vie; pr^conise, non 1* amour, mais la ferveur; conseille la constante mobility et la mdfiance de tout repos, de tout ce qui, milieu, pens^e, tdmoin, serait capable d*imposer ou d'exiger vine ressemblance, capable de deformer l ’§tre; confond, a dessein, l ’etre avec la volupt£:
"Volupt£! Ce mot, je voudrais le redire sans cesse; je le voudrais synonyme de bien-^tre, et mäme q u ’il suffit de dire itre., simplement” (21 5;
et exalte une morale qui se fonde, non sur le bien et le mal, mais sur la valeur individuelle, sur le plaisir et sur la
libre disposition de s o i , morale qui, forcdment, ignore I ’idde chrdtienne du pdch£:
"Nathanaöl, je ne crois plus au p£ch6" (22).
2e m§me que dans la Nature, dans le monde ath£e des araign^es et des herbes dites mauvaises, l ’id£e du pdchd n'entre pour rien dans l ’univers de l ’etre disponible.
Puisque Dieu est partout (23), ce qui revient \ dire que le dieu anthropoide chrdtien n'est nulle part, en dprouvant de .a vie, on ne fait q u ’dprouver Dieu (qui n ’est apr^s tout que
bonheur (2Li-)), on ne fait que remplir sa destinde amorale d ’efficacit£ existentielle.
37
.
<3tre 1*oeuvre d ’art en vue de l 1 action, et —
’’l 1 oeuvre d ’art ne doit rien pronver" (
25
).Vers l ’dpoque des Nourritures et de L ’Immoraliste. c ’est la la sincdritd gidienne: se rdserver le soin de sa vie, et
donner libre cours a ses inclinations spontanies, sans se soucier de 1 ’approbation ou de la disapprobation des autres, se donner pour ce que l ’on vaut. La sinciriti c ’est 1 ’affirmation insou- cjeuse d ’une dis s emblanc e .
L ’Immoraliste: C'est le Michel de L ’Immoraliste qui, ayant fait 1 ’experience de cette sinciriti, se rend corapte, le premier des personnages gidiens, qu'une telle fidiliti a soi peut etre antisociale: une douzaine d ’annies plus tard, le Protos des Caves du Vatican 1 ’appellera sa ’’sinciriti incivile” (26).
Convalescent et dipaysi, Michel se dicouvre neuf, si diffirent que son tdmoin, en 1 ’occurrence sa femme, Marceline, ne le reconnait pas. Et ce nouvel dtre n ’dclot que dans la
solitude, qu'en 1 ’absence de ce tdmoin qui, se rappelant le Michel antdrieur, exige la consdquence, exige que le nouvel etre ressemble a l ’ancien.
38# qu*il se sent capable d'&tre# A cette fin, pressentant 1*in fluence p e m i c i e u s e des hommes, il s ’isolera: son rdveil sera
solitaire# Michel s'entrevoit, se trouve, se fait, tout seul# L*"estrangement” dont souffrit Gide auprls des siens,
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la suite de son premier voyage en Tunisie (28), nous le trouvons dgalement chez Michel: et lui aussi n'en souffre qu'aupr&s des siens, c'est-a-dire, aupres de Marceline# Tout au ddbut de sa convalescence, le besoin de solitude qu'dprouve Michel se manifeste sous forme de g£ne: Marceline dtantprd-sente, il se sent g&nd devant les enfants arabes:
”et puis, parier aux enfants, je ne l'osais pas devant eile” #
Pourtant, ce ne sont pas les enfants qui le g^nent:
”ce qui me gSnait, 1 'avouerai-je, ce n*6taient pas les enfants. c ’dtait eile# Oui. si peu que ce fdt, j'dtais g£ne par sa presence" (2 9)«
Il salt que la presence de sa femme le g§ne, mais il ignore pourquoi, ignorant que l'Stre dont il accouche sera different du mari de Marceline. Comme el Hadj, Michel se reserve, pour ötre, 1*absence du tdmoin:
"Hentrons, lui dis-je: et je rdsolus
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part moi de retourner seul au jardin" (30;.Cette resolution a part soi, c'est le premier pas que fait Michel sur le chemin de la libertd et du veuvage qu*k son insu il ddsire depuis longtemps, bien avant que Mdnalque ne lui ait dit que
39. Seul, au jardin public, Michel se live de son banc pour aller palper l ’dcorce d*un arbuste —
"je la touchai comme on caresse; j*y trouvais un ravissement" (32)#
II a tout oublii: passi, ancien milieu, habitudes, et celle qui, & ses yeux, les reprisente et qui semble exiger de lui quelqu'un qu*il n*est plus, Ce geste personnel, irriflichi, on sent bien qu'il ne l'eüt pas fait en presence de Marceline, Ce n'est que quand il est seul, dibarrassi de son timoin, du souci de son approbation, et de sa propre reaction de coupable devant la disapprobation, ce n ’est q u ’alors q u ’il est:
"J’avais oublii que j ’dtais seul [,,,] [je] demeurai, tremblant, plus vivant que je n ’aurais
cru q u ’on püt itre, et 1* esprit engourdi de bonheur•••,, (33).
A mesure q u ’il guirit, Michel, de plus en plus requis par le besoin de solitude, se trouve obligi de persuader & Marceline, et de se persuader, qu*il a raison de vouloir itre
seul:
"Je parlai de ma promenade et fis comprendre Sans rudesse a Marceline pourquoi je prifirais sortir seul" (34),
"•••je la quittais, lui persuadant que j ’dtais las,
que je voulais m'asseoir, q u ’elle ne devait pas m ’attendre, car eile avait besoin de marcher plus; de Sorte q u ’elle achevait sans moi la promenade,•• " (35)•
II se met i revenir sur ses pas, afin d ’itre seul, ou du moins sans eile, dans un lieu q u ’il a vu pour la premiere fois en sa compagnie, afin d ’y connaltre les gar^ons aupris de qui le regard du timoin l ’eüt gini: